QUAND LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL VOIT DOUBLE
Aline Jacquet-Duval, Avocat spécialisé en relations sociales et Tiphaine Vibert, Avocat à la Cour, Jacquet-Duval Avocats / Semaine sociale Lamy / 14 décembre 2015
A propos du décompte de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés dans les groupements d’employeurs et plus généralement dans un cadre de mise à disposition.
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 septembre 2015 d’une QPC portant sur la constitutionnalité des dispositions du 2nd alinéa de l’article L. 5212-3 du Code du travail et des mots « à due proportion de son temps de présence dans l’entreprise au cours de l’année civile » figurant au 1er alinéa de l’article L. 5212-14 du même code. Il a rendu sa décision le 20 novembre dernier.
Le code du travail s’ouvre par deux articles récapitulant les modalités du décompte des effectifs, opération essentielle et sujette à controverse puisque le chiffre obtenu déclenche des obligations parfois lourdes financièrement. Lorsqu’un salarié est mis à disposition où et comment le décompter ? C’est la question pointue posé au Conseil Constitutionnel le 11 septembre 2015 par un groupement d’employeur, sanctionné pour une violation de son obligation d’emploi des travailleurs handicapés.
LE GROUPEMENT D’EMPLOYEUR : UNE MISE A DISPOSITION SANS BUT LUCRATIF
Consacrés par la loi du 25 juillet 1985[1] et confortés par la loi dite « Cherpion »[2], les groupements d’employeurs sont des associations d’entreprises qui recrutent du personnel et le mettent à disposition de leurs adhérents à temps partagé.
Les salariés du groupement, que celui-ci soit rural ou multisectoriel, sont embauchés la plupart du temps en contrat à durée indéterminée (CDI). Ce dispositif sécurise le parcours professionnel du salarié qui est titulaire d’un CDI et l’enrichit de la diversité de ses employeurs. Entre deux postes, il continue à être rémunéré à son salaire moyen habituel et prend ses congés ou est envoyé en formation (à la différence de l’intérim puisque les périodes d’inter contrats ne sont pas ou faiblement rémunérées pour le CDI intérimaire).
L’entreprise trouve ainsi de la main d’œuvre disponible juste pour le temps nécessaire à la réalisation de la mission (les saisonniers par exemple) et bénéficie aussi, à temps partagé, d’un salarié qu’elle ne trouverait pas à employer à temps plein (un web master par exemple). Le dispositif est aussi ouvert aux collectivités territoriales.
Le groupement d’employeurs fait donc de la mise à disposition licite parce qu’autorisée expressément par la loi. Mais ce dispositif pourtant vertueux et protecteur des personnes n’a pas trouvé son réel développement, à l’exception des structures très professionnalisées, par exemple dans la logistique ou encore Alliance Emploi dans le Nord Pas de Calais[3]. La constitution du groupement repose uniquement sur la bonne volonté des chefs d’entreprise[4]. Surtout, le système n’est pas abouti faute d’une réelle volonté politique. Or les pouvoirs publics n’ont cessé de rappeler l’intérêt de la mutualisation des ressources humaines et du temps partagé sans en tirer les conséquences pratiques.
La loi dite « Cherpion » du 28 juillet 2011 avait tenté de lever certains freins au développement des groupements d’employeurs, en agissant sur l’obligation d’emploi des personnes handicapées.
LES TRAVAILLEURS HANDICAPES DANS L’ENTREPRISE
Afin de favoriser l’emploi de travailleurs en situation de handicap, le législateur avait, institué une obligation d’emploi des travailleurs handicapés, qui s’applique à tout employeur :
– « occupant au moins vingt salariés » (article L.5212-1 du Code du travail),
– « dans la proportion de 6% de l’effectif total de ses salariés, à temps plein ou à temps partiel » (article L.5212-2 dudit Code).
L’entreprise est tenue de justifier du respect de cette obligation par le biais d’une déclaration annuelle à l’AGEFIPH et de se mettre en conformité dans les 3 ans.
Le non-respect de l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés oblige l’employeur à verser au fonds de développement pour l’insertion professionnelle une contribution annuelle pour chacun des bénéficiaires de l’obligation qu’il aurait dû employer. Cette contribution d’abord faible, a été très largement augmentée par la loi du 11 février 2005, laquelle oblige de surcroit à une négociation annuelle.
Le non-respect de l’obligation d’engager le nombre nécessaire de travailleurs handicapés (et de négocier à ce sujet) expose l’entreprise à une pénalité de 600 fois le SMIC horaire, majorée en cas d’absence totale de salarié handicapé (C. trav., art. L. 5212-10). En d’autres termes, le non emploi total coûte un SMIC annuel par personne handicapée manquante.
Le texte est complexe et son application un casse-tête pour les PME, d’autant que des exceptions sont prévues, notamment au bénéfice des entreprises de travail temporaires qui ne se voient assujetties à l’obligation de déclaration que pour leur personnel permanent.
Estimant devoir bénéficier du même type de décompte exceptionnel, un groupement d’employeurs n’avait pas souscrit de déclaration, son personnel permanent étant inférieur à 20 unités.
Il avait été lourdement taxé, malgré la décision favorable du tribunal administratif, partiellement annulée par la cour administrative d’appel. Le groupement avait alors déféré les articles L. 5212-3 et L. 5212-4 du Code du travail devant le Conseil constitutionnel, estimant qu’il existait une rupture d’égalité d’une part avec les entreprises de travail temporaire quant au décompte des effectifs pour l’assujettissement à l’obligation d’emploi (le seuil de 20 salariés) et, d’autre part, pour le décompte du nombre de bénéficiaires de l’obligation l’emploi des personnes handicapées.
LA DECISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Dans sa décision du 20 novembre 2015, le Conseil constitutionnel a jugé que les articles L. 5212-3 alinéa 2 et L. 5212-14 alinéa 1 du Code du travail sont conformes à la Constitution, avec une réserve d’interprétation sur le terme « à due proportion ».
Le groupement s’était livré au comparatif suivant :
- Je suis un groupement de 100 salariés dont 15 fonctionnels, je suis assujetti à la taxe pour 6 SMIC annuels (plus de 100.000€) car si j’emploie bien des salariés handicapés, ceux-ci sont mis à la disposition des entreprises adhérentes et sont donc décomptés chez elles ;
- Je suis une entreprise de travail temporaire de 100 salariés, seuls mes 15 salariés fonctionnels sont décomptés. Je ne suis pas assujetti.
La différence était patente et injustifiée du point de vue du groupement. Celui-ci a donc contesté devant le Conseil constitutionnel d’une part, le calcul de l’assiette d’assujettissement et, d’autre part, le décompte du nombre de bénéficiaires de l’obligation d’emploi.
> Une différence de traitement justifiée
Sur l’article L.5212-3 alinéa 2 du Code du travail, le Conseil constitutionnel a jugé que la différence de traitement entre groupements d’employeurs et entreprises de travail temporaire est justifiée.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d’égalité devant la loi ou les charges publiques est constamment rappelée : « Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général …». Et il poursuit « pour assurer le principe d’égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose… ».
En l’espèce le Conseil constitutionnel a estimé qu’il y avait bien une différence de traitement instituée par le législateur puisque celui-ci réserve aux seules entreprises de travail temporaires des modalités particulières de décompte des effectifs.
Mais le Conseil constitutionnel a aussi estimé que cette différence était justifiée par une différence de situation. Ainsi les groupements sont des associations d’employeurs solidaires des dettes sociales quand les entreprises de travail temporaire sont des sociétés commerciales opérant dans le secteur marchand. Le législateur pouvait donc opérer une distinction en créant pour les groupements une obligation plus lourde.
Ce point doit évidemment être critiqué ; si la différence de situation est évidente, la volonté du législateur n’était surement pas d’instituer au détriment des groupements qui opèrent dans le secteur de l’économie sociale et solidaire en mutualisant des ressources et contribuent au développement de l’emploi sur leur territoire, des charges plus lourdes que celles imposées aux entreprises de travail temporaires.
Si le principe constitutionnel d’égalité devant la loi est sans doute juridiquement appliqué, l’intérêt général n’y trouve pas son compte.
> Réserve d’interprétation
Sur l’article L.5212-14 du Code du travail, conscient de ce paradoxe le Conseil Constitutionnel tente d’y remédier par la multiplication du nombre de bénéficiaires de l’obligation d’emploi.
Le calcul du nombre de bénéficiaires se fait au 31 décembre de l’année de référence et « à due proportion du temps de présence dans l’entreprise » en application de l’article L.1111-2 du Code du travail qui définit le décompte des seuils et de l’article L.5212-14.
Il résulte de ces textes que les salariés handicapés mis à disposition d’une entreprise adhérente au groupement étaient décomptés uniquement chez l’adhérent à due proportion de leur temps de présence.
C’est d’ailleurs cet état de fait qui a conduit à la création de groupements d’employeurs embauchant uniquement des personnes handicapés (GETH), ces groupements permettant aux entreprises adhérentes de répondre à leur obligation d’emploi de salariés handicapés.
Dans la décision en cause, le groupement dénonçait la rupture d’égalité devant les charges publiques puisqu’il était assujetti à ladite obligation au titre de l’ensemble de ses salariés, tandis que les salariés handicapés n’étaient pas comptabilisés comme les bénéficiaires de sa propre obligation.
La réponse du Conseil Constitutionnel est très claire : « Considérant que les dispositions contestées ne sauraient, sans créer de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques, faire obstacle à ce que les salariés d’un groupement d’employeurs mis à disposition d’une entreprise utilisatrice soient pris en compte dans le nombre des bénéficiaires de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés, lorsqu’ils sont dénombrés dans l’assiette d’assujettissement du groupement à l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés ; que, sous cette réserve, les mots « à due proportion de son temps de travail dans l’entreprise au cours de l’année civile » figurant au premier alinéa de l’article L. 5212-14 du code du travail, qui ne méconnaissent ni le principe d’égalité devant les charges publiques ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution ».
Ainsi, dès lors que l’effectif d’assujettissement comprend tous les salariés du groupement, les salariés handicapés doivent être aussi comptabilisés dans le décompte des bénéficiaires de l’obligation d’emploi.
C’est ainsi qu’un salarié handicapé en vaut deux, puisqu’il est comptabilisé une fois par l’entreprise adhérente à due concurrence de son temps de présence, et une fois, en totalité, par le groupement.
Tout autre décompte créerait une rupture caractérisée d’égalité devant les charges publiques.
Cette réserve d’interprétation doit être approuvée car elle rétablit quelque peu la différence de traitement incontestable existant avec les entreprises de travail temporaires.
Elle conduit au même décompte pour toutes les sortes de mise à disposition notamment intra groupe.
Mais elle abaisse, il est vrai à la marge, le nombre de salariés handicapés réellement bénéficiaires d’un emploi.
La rédaction de la réserve d’interprétation doit donc inciter le législateur à revoir son mode de décompte des effectifs dans les groupements afin de l’aligner sur celui des entreprise de travail temporaires, tous deux étant les seuls organismes autorisés à faire de la mise à disposition sans craindre un éventuel délit de marchandage.
Le véhicule technique qu’est la réserve d’interprétation reste certes très compliqué à utiliser pour les entreprises concernées, mais le Conseil constitutionnel n’avait pas d’autre solution pour rétablir l’égalité devant les charges publiques entre groupements d’employeurs et entreprises de travail temporaires.
Décision n° 2015-497 QPC du 20 nov. 2015, JO 22/12
[1] Loi n°85-772 du 25 juillet 1985 portant diverses dispositions d’ordre social notamment les articles 46 et suivants favorisant la coopération entre employeurs et l’organisation des activités saisonnières.
[2] Loi n°2011-893 du 28 juillet 2011 pour le développement de l’alternance et la sécurisation des parcours professionnels.
[3] www.alliance-emploi.org
[4] Pour approfondir, consulter le numéro spécial de Droit Social d’octobre 2012 sur les groupements d’employeurs.